Terme emprunté au
vocabulaire des jardins, le « ah !
ah ! » désigne depuis le
XVIIe siècle une séparation en creux, une sorte
de fossé qui marque,
tout en l’effaçant visuellement, la frontière entre un jardin et ses
alentours.
C’est ce terme que Clémence
Périgon a choisi comme titre d’une récente exposition personnelle à la
galerie
du Dourven (Côtes d’Armor) et d’un livre rassemblant des textes et des
dessins
(éditions Filigranes). Ce terme fait écho à la manière dont les
différents médiums
s’articulent au sein de son travail (vidéo, dessins, textes,
installations). Si
des résonances s’opèrent de l’un à l’autre — autour du peu d’existence
par
exemple —, chacun semble préserver une certaine part d’autonomie.
Clémence Périgon
développe ce que l’on pourrait appeler une esthétique du hiatus,
lequel, s’il
procède de la césure, décrit également, selon une acception vieillie,
ce qui
offre une solution de continuité entre deux états, deux situations. À
cet usage
singulier des médiums répond l’articulation entre isolement et
multitude qui
caractérise les êtres apparaissant dans les vidéos, les dessins ou les
photographies de l’artiste.
De 2001 à 2006, Clémence
Périgon n’a montré qu’un aspect de son activité : les
vidéoperformances.
D’une durée invariable de trente
minutes — la
plus courte durée disponible sur le marché des cassettes —, des actions
conçues
pour l’enregistrement vidéo sont filmées en plan fixe et diffusés
intégralement,
sans montage. Choix qui répondent moins à un souci d’authenticité qu’à
la nécessité
de réduire les effets de récit et de narration que suggère toute
représentation
de faits et de gestes aussi réduits soient-ils. Ce n’est
pas le corps de
l’artiste qui est en jeu dans ces vidéoperformances mais celui d’un
être, dont
la qualité de personnage ne tient plus qu’à son accoutrement
burlesque (perruque, bottes, gants, etc.). Apparu sous le nom
de « l’infemme »
dans une dizaine d’œuvres, ce personnage a trouvé son prolongement dans
une
multitude d’êtres indéfinis.
Après avoir évolué
dans des circonstances urbaines, il se meut aujourd’hui le plus souvent
dans
des contextes ruraux. Sur un tas de fumier, dans une peupleraie, au
milieu d’un
champ, dans un fossé, il rampe, glisse, disparaît hors champ ou
s’immobilise au
milieu ou en travers du plan défini par la caméra. Les gestes sont
devenus
moins lisibles et le corps moins discernable, soit du fait de son
éloignement
dans le champ de l’image, soit par sa dissimulation dans la végétation.
Le
corps fait figure d’instrument de mesure de l’espace et du temps. Mais
un
instrument toujours problématique dans le sens où le personnage mis en
scène s’éreinte
à ne pas choisir entre « faire corps » avec
et dans la
nature.
La réalisation de ces
vidéos se déroule en trois phases : l’arpentage de
territoires, l’élaboration
d’une situation et le tournage. Chaque film est conçu à partir d’un
site
particulier, son tournage suppose des conditions climatiques précises
(lumière,
nuages, vent).
En situation
d’exposition, ces vidéoperformances sont diffusées de telle sorte
qu’une
continuité spatiale s’opère entre le point de la prise de vue et le
regard du
spectateur. Ainsi, dès sa conception, une action suppose son
prolongement et
son inscription à l’intérieur d’une architecture tridimensionnelle. Ce
qui peut
conduire Clémence Périgon à concevoir des dispositifs architecturaux
spécifiques,
comme ce fut le cas par exemple à la Galerie du Dourven.
Présentant une série
de dix-huit photographies noires et blanches disposées autour d’une
maison générique
en résine, « Musca domestica » prolongeait cette
expérimentation
entre image et architecture. S’y précisaient également sous une forme
nouvelle
quelques questions déjà présentes dans les vidéos de l’artiste, à savoir ce territoire où
se recoupent
l’observation naturaliste, les stratégies de chasse et le mimétisme
comme
instinct de défense. C’est sur ce territoire que Clémence Périgon
souhaite
concentrer son attention désormais.
Chez elle, le dessin
et l’écriture sont des activités plus ou moins régulières qui,
contrairement
aux vidéos ou aux photographies, ne relèvent pas d’une dynamique de
projet.
C’est sur l’incitation de son entourage qu’elle s’est résolue à les
exposer et à
les publier en 2007.
D’un
trait noir
fin et régulier, parfois tremblé et mal assuré, les dessins figurent un
peuple
d’êtres étranges, dont l’apparence autant que les postures posent
d’abord un
problème de langage : face à eux, le
« quoi », le « qui »
et le « comment » se chargent d’incertitudes.
Toutefois leur échelle
régulière et leur isolement dans l’espace blanc du papier (21 x 29,7
cm) les
rapprochent des personnages présents dans les vidéoperformances, dans
les « Poses »
en particulier. Le dessin, comme l’écriture, est une occupation
régulière marquée
par le flux quotidien des variations psychologiques et affectives, dans
la
mesure où dessins et textes sont adressés à des proches, sans leur être
toujours envoyés. C’est aussi ce rapport indéterminé et flottant à
l’activité, à
l’occupation du temps, que l’on retrouve dans les vidéoperformances.
Comme le
souligne Jean-Yves Jouannais, les dessins « sont travaillés de
l’intérieur
par ce souci de ne pas trop se faire voir, de se faire
oublier ». Comme
les textes « ils témoignent d’une dureté, d’une acidité, d’une
vigueur
d’agacement, d’un énervement, et puis d’autres opérations psychiques et
musculaires qui auraient en commun, paradoxalement, la crispation et la
retenue. »
Emmanuel
Hermange.