Une éthologie sans objet ni sujet

 

« L’âne qui va droit au fourrage en sait autant que nous sur les propriétés de la ligne droite »

Leibniz

 

 

Depuis quatre ans, Clémence Périgon réalise des actions auxquelles elle associe l’enregistrement vidéo. D’une durée invariable de trente minutes — la plus courte durée disponible sur le marché des cassettes —, chaque enregistrement est diffusé intégralement, sans montage. De tels choix répondent moins à un souci d’authenticité qu’à la nécessité de restituer ces actions en faisant fi du récit et de la narration, qui, dans le champ de l’art, remplissent trop souvent des fonctions d’intégration du spectateur à partir de modalités littéraires ou cinématographiques. Or sur le terrain de l’authenticité, chez Clémence Périgon, ne demeurent précisément que les doutes du spectateur sur la place qui lui est accordée dans un dispositif d’enregistrement-diffusion minimal, inscrit dans la lignée de certains précurseurs (Acconci, Oppenheim, etc.). Ce dispositif permet en outre d’envisager une inscription spécifique de l’objet-image vidéo dans l’espace d’exposition. Sous la forme d’installations, Clémence Périgon conçoit cette inscription selon une continuité spatiale entre le point de la prise de vue et le regard du spectateur dans l’exposition, que l’image soit projetée ou diffusée sur moniteur.

 

Pourtant ce n’est pas tant le corps de l’artiste qui est en jeu dans ces vidéoperformances que celui d’un personnage dont l’accoutrement autant que les gestes rappellent certains traits du burlesque : perruque, maquillage clownesque, bottes et gants en caoutchouc, tablier, le tout à même un corps nu et frêle, bien que doté d’une puissante énergie et d’une grande capacité d’endurance. Les gestes, eux, jouent sans cesse d’incongruités : le personnage tourne dans (fait tourner) une machine à essorer, suit avec un balai les entrelacs d’un tuyau d’arrosage dans une cour d’immeuble, coupe l’herbe d’une moquette artificielle, s’enroule dans un tapis rouge, etc. Autant de gestes qui rendent singuliers des espaces et des objets sans qualité en les tenant à l’écart de l’usage, à l’écart de la raison.

 

D’abord apparu sous le nom de « l’infemme » dans une dizaine d’œuvres, ce personnage à l’identité plurielle s’est vu remplacer par une multitude d’êtres sans dénomination. Au gré de cette évolution, le terme même de « personnage », que j’emploie ici avec l’artiste, par défaut, révèle le point focal de l’entreprise : le langage et ses défaillances. Avec sa propre dissolution, « l’infemme » voit ainsi sa tâche s’accomplir : « l’infemme serait une peau d’oignon ultra-réactive qui souhaite, s’il peut souhaiter, mettre en danger votre langage1 ». Si « l’infemme », avec son préfixe privatif, portait la marque d’un écart résolu avec la figure humaine, ramenée ici, contre toute convention, au "sexe faible", il demeurait, de fait, encore attaché à quelque spécificité humaine. Coupées de toute dénomination générique, de tout écart qualifié, les figures qui agissent désormais dans les installations de Clémence Périgon semblent s’être affranchies du langage pour mieux le mettre en défaut. Car si ce qui est donné à voir appartient aux gestes et aux comportements communs des êtres vivants, disons des quadrupèdes, il semble difficile de qualifier le « qui » et le « quoi » des vidéoperformances sans se perdre en un méandre de périphrases.

 

Les actions que réalise Clémence Périgon concernent fondamentalement l’inscription d’un corps dans un espace donné, celui que définit le cadre de la caméra. Par là également, tout en évinçant narration et dramaturgie, elle retrouve une donnée cinématographique dont le burlesque a fait son fonds de commerce (Chaplin, Keaton, etc.). Engageant le spectateur sur la voie d’une curieuse éthologie, ses actions mettent toujours en jeu la combinaison d’un comportement et d’un environnement. Mais au gré de l’évolution qui a vu « l’infemme » céder sa place à une pluralité d’êtres indéfinis, les actions, elles aussi, se sont modifiées. D’abord délimités par un objet, une fonction, un usage, les espaces se sont ouverts, sont devenus paysages, surface de végétation, tandis que les gestes sont devenus moins lisibles et le corps moins discernable, soit du fait de son éloignement dans le champ de l’image, soit par sa dissimulation dans la végétation. Dans tous les cas, le corps fait figure d’instrument de mesure de l’espace et du temps. Mais un instrument toujours problématique dans le sens où, par ses stratégies d’apparition, le personnage mis en scène s’éreinte à ne pas choisir entre « faire corps » avec et dans la nature.

 

L’installation imaginée par Clémence Périgon dans la chapelle des Lazaristes produit un double mouvement, deux modes complémentaires de traversée d’écran : l’un vertical, l’autre horizontal. Dans …monte au ciel tombe du ciel…(2002), une double vidéoperformance projetée dans le chœur, inlassablement, « l’infemme », muni de ses attributs, perruque bleue, visage grimé de blanc, tablier et gants verts de jardinier, bottes en caoutchouc rose, grimpe dans un arbre et dégringole de sa cime, son corps retenu au hasard de la disposition des branches. Tout est accident, irrégularité. Aucun rythme, rien de spectaculaire dans le désordre de ces chutes à répétition. « L’infemme n’obéit à rien : il n’est que le sujet d’une expérience2. » Sans titre (rangées de sapins) (2004), un ensemble de six moniteurs disposés en deux rangées parallèles sur le sol de la nef, donne à voir une série d’actions beaucoup plus sereines. Dans chaque vidéoperformance, au milieu d’un double alignement de sapins, un quadrupède — à bottes, à gants et à perruque, — passe, disparaît, et repasse d’une rangée de sapins à l’autre, avec une telle irrégularité que le spectateur, incapable de prévoir son apparition, peut se lasser de l’attendre lorsque, parfois, il se fait rare. Car hormis quelques vols d’insectes, quelques frémissements de branches à peine perceptibles, seules ces traversées font événement. A mesure que le spectateur progresse entre ces deux rangées de moniteurs, vers le chœur, où ne cesse d’échouer laborieusement l’ascension de « l’infemme », il s’approche peu à peu de la trouée de lumière que les deux rangées de sapins laissent apparaître au centre de l’image, en leur point de convergence. Pour autant, le quadrupède, lui, demeure toujours aussi lointain, de telle sorte qu’une drôle de correspondance se produit entre le lieu de la performance, le site de l’exposition et, peut-on ajouter, l’ancienne fonction religieuse de la chapelle.

 

La vidéoperformance …monte au ciel tombe du ciel…occupe une place particulière dans le travail de Clémence Périgon. D’une part, elle met en scène la dernière apparition — à ce jour — de « l’infemme », d’autre part, elle inaugure une série d’actions élaborées à partir du comportement animal. Dans sa série de vidéoperformances intitulée Pose (2002), figure chaque fois un corps-personnage toujours muni de ses attributs théâtraux, immobile, la tête émergeant tout juste hors de l’eau dans unemare,  ou bien accroché à un arbre, à un poteau électrique. Autant de parodies d’un mimétisme animal, celui dont sont dotés certains insectes ou certainsreptiles qui se fondent dans leur environnement végétal ou minéral afin de se protéger de leurs prédateurs. Dans Sans titre (rangées de sapins) le mimétisme apparaît seulement dans les modalités de l’action de ce corps-personnage qui emprunte un mode de déplacement animal. Ce qui est en jeu dans ces derniers travaux, c’est l’implication du spectateur. Celui-ci se trouve en quelque sorte placé dans la situation d’un naturaliste, d’un éthologue dont l’objet demeure indéfini, ou plutôt, dont l’objet est l’indéfini même. Et face à ce que j’appellerais un mimétisme désinvolte, le spectateur est conduit à hésiter sans cesse sur l’objet et le sujet mise en place par cette situation d’observation. Car bientôt, celui qui se fait naturaliste, guetteur des traversées, des déplacements intempestifs, découvre que le frémissement de la végétation, les frétillements des insectes, les micro-variations de la lumière ambiante se fondent, font corps avec le scintillement du dispositif vidéo. Dernière surprise d’une logique mimétique, la nature confondue avec la lumière vibratile d’une image technologique.

 

Emmanuel Hermange

 

 

 

1. Clémence Périgon, L’Infemme, mémoire de maîtrise, Université Paris-I Panthéon-Sorbonne, 2001, p. 3.

2. Ibid, p. 57.

 

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