Les
camouflages de l’infemme Clémence Vassili César Périgon
Dans
la vidéo performance intitulée …monte au ciel tombe du ciel…,
constituée
de deux plans fixes de 30 minutes chacun, l’on peut voir cette
créature, d’une
part grimper sur le faîte d’un sapin pour, d’autre part, mieux en
dégringoler.
Des allers-retours en cascade où, finalement, le retour n’aura pas le
dernier
mot : …monte au ciel tombe du ciel… devait
marquer la dernière
apparition de l’« infemme ». Commencent alors, en
2002, ce que
l’artiste nomme les Poses. Mais si
l’ « infemme » a
disparu, c’est peut-être parce que nous ne le ou la voyons plus. Déjà,
dans la
vidéo performance sous-titrée (Ruisseau),
l’imitation du caméléon était
des plus convaincantes. On y voyait effectivement un ruisseau qui avait
tout
d’un fossé, ou d’une tranchée, et qui coulait dans le sens d’un film.
Ce petit
ru tranquille, encaissé entre un champ et quelque sous-bois, était
filmé en
plongée. La marqueterie rutilante de son lit déroulait son argent
au-dessous de
branches de chênes et d’herbes folles. Et, dans ce kaléidoscope d’une
nature
trouée de lumière, l’ombre d’une forme qui rampe et peut-être nage, et
peut-être
s’absente. Une sorte de rainette aux bras blancs et aux bottes en
caoutchouc
qui ne semble glisser à fleur d’eau que pour mieux faire douter de sa
présence.
Le
mouvement de l’annulation Le
Maréchal A. I. Eremenko, qui fut le commandant en chef des fronts de
Stalingrad
pendant toute la durée de la bataille, rendit, dans ses mémoires, de
vibrants
hommages à bien des héros de cet apocalyptique affrontement. Mais nulle
louange
n’égala l’étrange poème décerné au sniper Vassili Zaïtzev, digne
serviteur du
Soviet militaire et tireur d’élite émérite. « Le tireur-sniper Vassili
Zaïtzev
descendit avec son fusil 225 soldats et officiers allemands, et apprit
l’art de
tirer à 28 de ses camarades qui exterminèrent, à leur tour, 1 106
fascistes[1]. » Ce
que chante, en particulier, le maréchal Eremenko, c’est l’inhumaine
science du
camouflage de ce soldat d’élite, sa capacité à demeurer embusqué,
immobile,
sous une épaisse couche de neige accumulée heure après heure, attendant
sa
proie et faisant mouche à chaque fois. C’est le « devenir
objet » de
Vassili Zaïtzev qui fascine l’officier russe, son aptitude à n’être
rien et que
dans ce rien, dans cette négation des vertus d’agitation, d’énergie et
de
vitesse du guerrier traditionnel, il puisse inventer son efficacité
meurtrière
et la possibilité de son action. Et, surtout, il est dit de lui, de
manière
pour le moins singulière, que ses aptitudes hors norme l’apparentent à
un
artiste. En
arpentant la voie de cette comparaison, peut-être d’ordre métaphorique,
dans
l’autre sens, j’aboutis à l’œuvre de Clémence Périgon, où l’on découvre
l’artiste s’adonner à d’épuisantes immobilités au sein de campagnes a
priori énigmatiques.
Leur caractère énigmatique n’ayant rien en partage avec un quelconque
ésotérisme
de formes ou de situations, mais semblant induit, à l’inverse, par leur
inattaquable banalité, une lisibilité extrême fondue en opacité. Ce que
ces « campagnes »,
en revanche, ne doivent pas avoir d’énigmatique, c’est bien
l’ambivalence
explicite du terme qui les désigne. « Campagne »
comme caractère spécifique
d’un certain type de paysages non citadins, mais aussi comme ensemble
de plans
stratégiques et de mouvements tactiques résumant tout épisode militaire
d’une
guerre. Dans
sa série des Poses, qui sont toutes des vidéo
performances, Clémence Périgon
se met en scène, immobile, dans un pan de paysage cadré une fois pour
toutes.
Ces films ont tous une durée de 30 minutes, durée imposée par le format
des
cassettes vidéo utilisées. Ils sont ensuite restitués dans leur
intégralité,
sans aucun montage. Les deux seules options récurrentes dans sa série
étant sa
présence — du moins celle de son corps — et l’immobilité de cette
présence.
Elle peut être immergée dans l’eau saumâtre d’une mare, sa tête seule
affleurant à la surface. Elle peut être accrochée à mi-hauteur d’un
poteau électrique
en plein champ. Elle peut être couchée au milieu d’un tas de bûches, sa
tête
emperruquée dépassant seule de cet amas végétal et mort. Elle peut être
accrochée
au tronc d’un immense pin, telle une excroissance hors règne poussée à
même l’écorce. À
quoi aspire l’artiste au fil de ces demi-heures de fixation patiente au
flanc
des paysages ? À disparaître dans le décor, à la possibilité
d’une action,
à expérimenter un panel de sensations naturelles, à rêver, à réaliser
des
exploits, ou du moins à battre des records ? Ou bien, en
guerre, à
attendre l’ennemi. Tout ce catalogue d’efforts éreintants et vains en
vue de se
camoufler finit par esquisser, bien au-delà du burlesque et d’un
comique que
l’on dit de répétition, l’inquiétante sensation d’une petite armée du
même
soldat multiplié, petite armée de sentinelles affairées à sa propre
sécurité, égrenée
dans un paysage perpétuellement innocent. Quant
à cette hypothèse de la guerre, Clémence Périgon m’a répondu :
« Le
personnage peut être n’importe
quoi mais
pas n’importe qui. Comme tu le suggérais, il pourrait être un soldat
parce
qu’il est vide. Il attend une guerre qui malheureusement n’arrive
pas. »
Et si la guerre n’arrive pas, c’est peut-être qu’elle n’a jamais cessé
d’être
présente, rendue invisible par cette permanence même. Et surtout, qu’à
force d’être
guettée du côté de l’extérieur, on en vienne à supposer qu’elle ait
pour caractéristique
d’être intérieure. En
tout cas, il doit s’agir, d’une manière ou d’une autre, de se
débarrasser d’un
corps, de le distraire et de le perdre dans un effort ou une attente
que rien
ne motive plus intellectuellement, ni même fonctionnellement. Ce
« mouvement
de l’annulation » exige de se laisser oublier à force
d’évidence, telle
une lettre volée négligemment posée en vue sur le manteau d’une
cheminée. Mais
le corps à distraire, à semer dans la distraction, à perdre dans
l’inaction
n’est pas nécessairement celui de l’artiste, cela peut être celui de
l’art, que
l’on nomme par convention « corpus ». Un artiste,
inscrit dans la « tradition »
moderne peut-il s’avancer seul, en véritable franc tireur, après avoir
semé le
corps de sa discipline. C’est une autre manière d’envisager la question
du
dandysme en art. En tant que soldat d’élite, franc tireur voué à la
solitude,
Vassili Zaïtzev possédait un statut à part au sein de son armée. Or une
armée
est, du moins depuis les restructurations occidentales du 19e
siècle,
un « corps d’armée ». Un soldat peut-il exercer son
art hors du corps
de l’armée ? Jusqu’à quel point Clémence Périgon, comme tout
artiste
aspirant à inscrire son œuvre au sein de la modernité, peut-elle se
déplacer
dans la singularité exigée par l’avant-garde sans disparaître du
champ ?
La double question, celle de la possibilité d’un dandysme hors du corps
de sa
théorie, et celle de la quasi-invisibilité permise et promise par
l’appartenance à une avant-garde, vaut donc pour les deux domaines,
celui de
l’art comme du militaire. «
Pour être bien mis, il ne faut pas être remarqué » La
légende d’un César dandy a été initiée par Charles Baudelaire. Il
semble
pourtant problématique d’accorder aussi naturellement l’ambition du
dandy et la
réalité du métier des armes. En premier lieu parce qu’il s’agit
justement d’un
métier. Et que la première exigence aristocratique d’un Wilde ou d’un
Brummel
dans la pratique de leur art, fut de ne rien faire, de s’affirmer
insoumis aux
contraintes de la vie sociale. Comment les imaginer devoir
« gagner leur
vie », fut-ce comme général ou officier d’état-major ? Le
principe second du dandy, si ce dernier a su se hisser au-dessus de la
posture
du fashionable, est de promouvoir son insularité,
du moins celle de son
corps comme bibelot. Le corps du dandy nécessite du champ, que ce champ
ménage à
son alentour une circulation, une promenade d’où il peut être
contemplé. Mais
le corps du soldat appartient au corps de l’armée. L’uniforme supposant
l’interdit même de la singularité, son port exclut de fait toute
expression
singulière. À moins de faire l’idiot et de feindre d’entendre au
premier degré
l’aphorisme de Brummell « pour être bien mis, il ne faut pas être
remarqué ».
Ce serait vouloir imaginer que le prince des élégances évoquait en
l’espèce les
vertus du camouflage. Comment
se pourrait-il que, prônant l’irréductibilité de son individu, nourri
du «
besoin ardent de se faire une originalité » (Charles Baudelaire), le
soldat
puisse avoir un accès quelconque au dandysme. Certes au croisement de
deux
acceptions de l’héroïsme, de deux situations de bravoure. Comment par
engagement personnel et dans la fulgurance d’une action le soldat
atteint à l’héroïsme
en se singularisant au feu. Comment par engagement personnel et dans la
durée
de son existence le dandy produit ce « dernier éclat d’héroïsme » qui
fit
l’admiration de Baudelaire. L’héroïsme en venant à caractériser la
puissance,
l’insolence ou la folie devant être déployée par un individu pour
s’extraire de
la masse. Cette conjecture informe peu sur la raison pour laquelle
César a fini
par accéder au statut anachronique de dandy ? En tant que soldat ou
comme
auteur ? On ne peut être qualifié de dandy selon une manière de se
battre. Ni
au sein du corps de son armée, encore moins au contact du corps de
l’ennemi.
Comme écrivain donc. On a fait valoir la sobriété, la concision,
l’efficacité
martiale de ses Commentarii sur sa guerre gauloise.
Mais pourquoi le
Salluste de la Guerre de Jugurtha ou le Thucydide
de la Guerre du Péloponnèse
n’auraient-ils pu accéder au même cénacle ? Si
le mythe d’un Jules César dandy ne trouve sa source ni dans sa pratique
professionnelle de la guerre, ni dans la performance littéraire de son
style,
c’est peut-être alors à la jonction des deux. En 58, César n’est pas
encore César.
En 51, il aura conquis la Gaule, ou plutôt rattaché toutes les gaules
aux
provinces Cisalpine et Transalpine déjà romanisées. Dans le même temps,
il aura
écrit le livre qui lui importe, à savoir la relation efficace de sa
conquête,
orientée jusqu’à la propagande, préoccupée de sa seule gloire.
Effectivement,
la trajectoire de César se colore de dandysme si l’on veut bien
accorder quelque
crédit à l’hypothèse selon laquelle l’homme aurait décidé d’une guerre
à la
seule fin d’en faire un livre. Car la guerre en question aurait pu être
tout
autre. Tout l’appelait à tenter l’aventure militaire sur le Danube,
contre les
Daces, ou sur le Rhin, contre les Suèves. Il choisit la Gaule. Et ce
choix s’avérait
motivé par l’important coefficient de mystère, d’exotisme, de légende
que ces
territoires recelaient. Puisqu’il s’agissait de rééquilibrer le dessin
du monde
romain, de regagner une symétrie que les imposantes conquêtes de la
méditerranée
orientale et méridionale avaient faussé, tout pouvait être tenté en
Europe
centrale et occidentale. Aussi César choisit-il le conflit qui
promettait le
mieux en termes de récit. Les mœurs barbares, les sacrifices humains,
la
religion des druides, la grande réputation guerrière des Celtes, la
géographie
inconnue, autant d’ingrédients qui laissaient espérer une aventure
riche en
couleurs, pleine de reliefs et de coups de théâtres, émaillée d’images
pittoresques, d’aperçus exotiques. Rien, nulle part ailleurs, n’offrait
autant
d’atouts, sinon à une guerre, du moins à un récit de guerre. César aura
fait un
pari militaire périlleux motivé par son seul projet littéraire. En
cela, assurément,
et en cela simplement, César aura été un historien dandy. Il
faudrait, ici, que je vous prie de m’excuser pour ce trop long détour
par les
guerres romaines. Ce serait bien naturel. Mais l’imaginaire a ceci de
beau
qu’il se montre parfois plus rapide que l’intelligence ou que la peur
du
ridicule. Et puis, je ne suis pas loin de penser que Clémence Périgon
propose
une trajectoire de cette même nature, entre le pari de l’héroïsme et le
dandysme des lettres. Ce qu’elle traque au cours de ses planques, de
ses aguets
de « snipeuse » contemplative, ce pourrait être les
variations
doucement changeantes d’une envie littéraire. Clémence Périgon écrit,
de même
qu’elle dessine et filme. Et aucune de ces activités ne semble être un
moment
annexe, une niche plus timide ou moins privilégiée que les autres. Tout
se
trame simultanément et l’intuition de l’écrit se décèle dans les
postures hiéroglyphiques
de ce corps apposé telle une lettrine sur une toile de paysage. C’est
bien
d’une guerre dont il s’agit. D’une planque qui a tout de l’abandon et
qui s’avère
l’inverse, c’est-à-dire une recherche tout en nerfs, en énergie féroce,
sauvage
et magnétique, de l’inspiration. Ou de ce que l’on peut nommer
aujourd’hui,
sans sombrer dans le ridicule, « inspiration », à
savoir un ensemble
de stimuli physiologiques accordés en flux et maintenus sur une durée
nécessaire
et suffisante. « J’écris le mince filet
d’huile qui me vient à l’esprit. Vous imaginez la maigreur des
suppositions que
cela laisse entendre, pourquoi ? s’électrocuter n’est pas sans
reste. « Elle
était une île flottante et une perte d’avance. Elle reculait en le
regardant et
ce n’était pas tendre. Sa coque en bois et son air en plume
recouvraient sa
personne tandis qu’elle ne s’apercevait de rien, l’autre souriait. Elle
était
un rire flottant dans le noir. » « Pendu
à son coup sur sa tête il avançait sur ses lèvres et se suspendait à
soi
faisait des souhaits et lui demandait d’exister à côté. Est-ce
vrai ?
Mettez des fers à vos pieds et lancez des fées droit devant vous, c’est
à côté
d’elle. » Des
phrases effilées, dont le laconisme est la marque. Des fables de
quelques
lignes qui se montrent peureuses d’une graisse narrative, stylistique
ou
psychologique. Une écriture « dandy » assurément de
même que l’on repère
chez César l’attrait pour le littéraire et, simultanément, la
conscience que
cet attrait pourrait être gâté à trop être forcé. D’où, dans l’univers
de Clémence
Périgon, un ensemble de motifs constitutifs que l’on retrouve dans les
dessins,
les textes et les performances. Ces motifs, si l’on désirait en donner
une idée
approchante, ressembleraient à des muscles affûtés, surchauffés,
surmenés par
l’effort de leur propre disparition. Des sortes de machines auto
dévorantes.
Les dessins étant particulièrement « parlants » à ce
titre. Ils sont
travaillés de l’intérieur par ce souci de ne pas trop se faire voir, de
se
faire oublier. Et l’on constate clairement dans ces tracés qui aspirent
à la
discrétion, à quel point la disparition n’est pas un abandon, un simple
relâchement,
mais nécessite un effort inouï et continu. Les personnages efflanqués
de ces
dessins ont épuisé toute leur chair dans ce projet physique de
s’abstraire
d’eux-mêmes. Ils donnent une information précise, à peine codée, sur
l’univers
artistique dont ils sont issus. Ils en sont comme les représentants, à
la fois
témoins directs et métaphores entrevues par réverbération. Ils
témoignent d’une
dureté, d’une acidité, d’une vigueur d’agacement, d’un énervement, et
puis
d’autres opérations psychiques et musculaires qui auraient en commun,
paradoxalement, la crispation et la retenue. Tout
cela, qui est le gage d’une œuvre puissamment servie par l’instinct
comme par
l’intelligence, a ceci qui bouleverse que ce « peu »
survolté, cette
inaction hyper sismique, cette absence fébrile avaient, dans un premier
temps, été
joués, interprétés aux lisières du burlesque avant de s’en éloigner peu
à peu.
Je ne parle pas d’amélioration. Encore moins de maturation. Simplement
de la
recherche d’une distance, d’une focale qui deviendrait l’amie fidèle.
Et
c’est dans ce
mouvement même, dans ce
reflux, avec ce « perdant », qui est l’un des noms de
la marée
descendante, que se manifeste l’impeccable ordonnancement de cette
œuvre, et
que peut s’observer l’incroyable et passionnante chronologie d’une
obsession. Jean-Yves
Jouannais, Texte
publié dans la revue Semaine 13.07, à
l’occasion de l’exposition ah ! ah !,
Galerie du
Dourven, Trédrez Locquémeau, 2007 [1] Maréchal A. I. Eremenko, Stalingrad, notes du Commandant en chef, Traduit du russe par Serge Maximov, Éditions Plon, Paris, 1963, p. 310. |