Les camouflages de l’infemme Clémence Vassili César Périgon

 

 
Au début du travail de Clémence Périgon, il y avait eu « l’infemme », une manière de personnage, entre fantasme et caricature, qui ne désirait être, en fin de compte, qu’une doublure de reniement ou, au maximum, l’épaisseur d’un refus d’incarnation. Ce rôle plus que distancié et fantasmatique se donnait les apparences du passe-temps dépourvu d’enjeu. Ou d’un jeu, simplement. Surtout, Clémence Périgon n’aspirait aucunement à y imprimer quoi que ce fut de sa personnalité artistique. L’« infemme », toujours muni de ses attributs et chiffres héraldiques — perruque bleue, tabliers et gants verts de jardinage, bottines en caoutchouc rose — ne se voulait qu’un reflet à fonds perdu, un motif vivant à même d’habiter des décors, de détourer une batterie d’ustensiles.

 

Dans la vidéo performance intitulée …monte au ciel tombe du ciel…, constituée de deux plans fixes de 30 minutes chacun, l’on peut voir cette créature, d’une part grimper sur le faîte d’un sapin pour, d’autre part, mieux en dégringoler. Des allers-retours en cascade où, finalement, le retour n’aura pas le dernier mot : …monte au ciel tombe du ciel… devait marquer la dernière apparition de l’« infemme ». Commencent alors, en 2002, ce que l’artiste nomme les Poses. Mais si l’ « infemme » a disparu, c’est peut-être parce que nous ne le ou la voyons plus. Déjà, dans la vidéo performance sous-titrée (Ruisseau), l’imitation du caméléon était des plus convaincantes. On y voyait effectivement un ruisseau qui avait tout d’un fossé, ou d’une tranchée, et qui coulait dans le sens d’un film. Ce petit ru tranquille, encaissé entre un champ et quelque sous-bois, était filmé en plongée. La marqueterie rutilante de son lit déroulait son argent au-dessous de branches de chênes et d’herbes folles. Et, dans ce kaléidoscope d’une nature trouée de lumière, l’ombre d’une forme qui rampe et peut-être nage, et peut-être s’absente. Une sorte de rainette aux bras blancs et aux bottes en caoutchouc qui ne semble glisser à fleur d’eau que pour mieux faire douter de sa présence.

 

 

Le mouvement de l’annulation

 

Le Maréchal A. I. Eremenko, qui fut le commandant en chef des fronts de Stalingrad pendant toute la durée de la bataille, rendit, dans ses mémoires, de vibrants hommages à bien des héros de cet apocalyptique affrontement. Mais nulle louange n’égala l’étrange poème décerné au sniper Vassili Zaïtzev, digne serviteur du Soviet militaire et tireur d’élite émérite. « Le tireur-sniper Vassili Zaïtzev descendit avec son fusil 225 soldats et officiers allemands, et apprit l’art de tirer à 28 de ses camarades qui exterminèrent, à leur tour, 1 106 fascistes[1]. » 

Ce que chante, en particulier, le maréchal Eremenko, c’est l’inhumaine science du camouflage de ce soldat d’élite, sa capacité à demeurer embusqué, immobile, sous une épaisse couche de neige accumulée heure après heure, attendant sa proie et faisant mouche à chaque fois. C’est le « devenir objet » de Vassili Zaïtzev qui fascine l’officier russe, son aptitude à n’être rien et que dans ce rien, dans cette négation des vertus d’agitation, d’énergie et de vitesse du guerrier traditionnel, il puisse inventer son efficacité meurtrière et la possibilité de son action. Et, surtout, il est dit de lui, de manière pour le moins singulière, que ses aptitudes hors norme l’apparentent à un artiste.

En arpentant la voie de cette comparaison, peut-être d’ordre métaphorique, dans l’autre sens, j’aboutis à l’œuvre de Clémence Périgon, où l’on découvre l’artiste s’adonner à d’épuisantes immobilités au sein de campagnes a priori énigmatiques. Leur caractère énigmatique n’ayant rien en partage avec un quelconque ésotérisme de formes ou de situations, mais semblant induit, à l’inverse, par leur inattaquable banalité, une lisibilité extrême fondue en opacité. Ce que ces « campagnes », en revanche, ne doivent pas avoir d’énigmatique, c’est bien l’ambivalence explicite du terme qui les désigne. « Campagne » comme caractère spécifique d’un certain type de paysages non citadins, mais aussi comme ensemble de plans stratégiques et de mouvements tactiques résumant tout épisode militaire d’une guerre.

 

Dans sa série des Poses, qui sont toutes des vidéo performances, Clémence Périgon se met en scène, immobile, dans un pan de paysage cadré une fois pour toutes. Ces films ont tous une durée de 30 minutes, durée imposée par le format des cassettes vidéo utilisées. Ils sont ensuite restitués dans leur intégralité, sans aucun montage. Les deux seules options récurrentes dans sa série étant sa présence — du moins celle de son corps — et l’immobilité de cette présence. Elle peut être immergée dans l’eau saumâtre d’une mare, sa tête seule affleurant à la surface. Elle peut être accrochée à mi-hauteur d’un poteau électrique en plein champ. Elle peut être couchée au milieu d’un tas de bûches, sa tête emperruquée dépassant seule de cet amas végétal et mort. Elle peut être accrochée au tronc d’un immense pin, telle une excroissance hors règne poussée à même l’écorce.

 

À quoi aspire l’artiste au fil de ces demi-heures de fixation patiente au flanc des paysages ? À disparaître dans le décor, à la possibilité d’une action, à expérimenter un panel de sensations naturelles, à rêver, à réaliser des exploits, ou du moins à battre des records ? Ou bien, en guerre, à attendre l’ennemi. Tout ce catalogue d’efforts éreintants et vains en vue de se camoufler finit par esquisser, bien au-delà du burlesque et d’un comique que l’on dit de répétition, l’inquiétante sensation d’une petite armée du même soldat multiplié, petite armée de sentinelles affairées à sa propre sécurité, égrenée dans un paysage perpétuellement innocent.

 

Quant à cette hypothèse de la guerre, Clémence Périgon m’a répondu : « Le personnage peut être  n’importe quoi mais pas n’importe qui. Comme tu le suggérais, il pourrait être un soldat parce qu’il est vide. Il attend une guerre qui malheureusement n’arrive pas. » Et si la guerre n’arrive pas, c’est peut-être qu’elle n’a jamais cessé d’être présente, rendue invisible par cette permanence même. Et surtout, qu’à force d’être guettée du côté de l’extérieur, on en vienne à supposer qu’elle ait pour caractéristique d’être intérieure.

En tout cas, il doit s’agir, d’une manière ou d’une autre, de se débarrasser d’un corps, de le distraire et de le perdre dans un effort ou une attente que rien ne motive plus intellectuellement, ni même fonctionnellement. Ce « mouvement de l’annulation » exige de se laisser oublier à force d’évidence, telle une lettre volée négligemment posée en vue sur le manteau d’une cheminée.

 

 

Mais le corps à distraire, à semer dans la distraction, à perdre dans l’inaction n’est pas nécessairement celui de l’artiste, cela peut être celui de l’art, que l’on nomme par convention « corpus ». Un artiste, inscrit dans la « tradition » moderne peut-il s’avancer seul, en véritable franc tireur, après avoir semé le corps de sa discipline. C’est une autre manière d’envisager la question du dandysme en art. En tant que soldat d’élite, franc tireur voué à la solitude, Vassili Zaïtzev possédait un statut à part au sein de son armée. Or une armée est, du moins depuis les restructurations occidentales du 19e siècle, un « corps d’armée ». Un soldat peut-il exercer son art hors du corps de l’armée ? Jusqu’à quel point Clémence Périgon, comme tout artiste aspirant à inscrire son œuvre au sein de la modernité, peut-elle se déplacer dans la singularité exigée par l’avant-garde sans disparaître du champ ? La double question, celle de la possibilité d’un dandysme hors du corps de sa théorie, et celle de la quasi-invisibilité permise et promise par l’appartenance à une avant-garde, vaut donc pour les deux domaines, celui de l’art comme du militaire.

 

« Pour être bien mis, il ne faut pas être remarqué »

 

La légende d’un César dandy a été initiée par Charles Baudelaire. Il semble pourtant problématique d’accorder aussi naturellement l’ambition du dandy et la réalité du métier des armes. En premier lieu parce qu’il s’agit justement d’un métier. Et que la première exigence aristocratique d’un Wilde ou d’un Brummel dans la pratique de leur art, fut de ne rien faire, de s’affirmer insoumis aux contraintes de la vie sociale. Comment les imaginer devoir « gagner leur vie », fut-ce comme général ou officier d’état-major ?

 

Le principe second du dandy, si ce dernier a su se hisser au-dessus de la posture du fashionable, est de promouvoir son insularité, du moins celle de son corps comme bibelot. Le corps du dandy nécessite du champ, que ce champ ménage à son alentour une circulation, une promenade d’où il peut être contemplé. Mais le corps du soldat appartient au corps de l’armée. L’uniforme supposant l’interdit même de la singularité, son port exclut de fait toute expression singulière. À moins de faire l’idiot et de feindre d’entendre au premier degré l’aphorisme de Brummell « pour être bien mis, il ne faut pas être remarqué ». Ce serait vouloir imaginer que le prince des élégances évoquait en l’espèce les vertus du camouflage.

Comment se pourrait-il que, prônant l’irréductibilité de son individu, nourri du « besoin ardent de se faire une originalité » (Charles Baudelaire), le soldat puisse avoir un accès quelconque au dandysme. Certes au croisement de deux acceptions de l’héroïsme, de deux situations de bravoure. Comment par engagement personnel et dans la fulgurance d’une action le soldat atteint à l’héroïsme en se singularisant au feu. Comment par engagement personnel et dans la durée de son existence le dandy produit ce « dernier éclat d’héroïsme » qui fit l’admiration de Baudelaire. L’héroïsme en venant à caractériser la puissance, l’insolence ou la folie devant être déployée par un individu pour s’extraire de la masse. Cette conjecture informe peu sur la raison pour laquelle César a fini par accéder au statut anachronique de dandy ? En tant que soldat ou comme auteur ? On ne peut être qualifié de dandy selon une manière de se battre. Ni au sein du corps de son armée, encore moins au contact du corps de l’ennemi. Comme écrivain donc. On a fait valoir la sobriété, la concision, l’efficacité martiale de ses Commentarii sur sa guerre gauloise. Mais pourquoi le Salluste de la Guerre de Jugurtha ou le Thucydide de la Guerre du Péloponnèse n’auraient-ils pu accéder au même cénacle ?

 

Si le mythe d’un Jules César dandy ne trouve sa source ni dans sa pratique professionnelle de la guerre, ni dans la performance littéraire de son style, c’est peut-être alors à la jonction des deux. En 58, César n’est pas encore César. En 51, il aura conquis la Gaule, ou plutôt rattaché toutes les gaules aux provinces Cisalpine et Transalpine déjà romanisées. Dans le même temps, il aura écrit le livre qui lui importe, à savoir la relation efficace de sa conquête, orientée jusqu’à la propagande, préoccupée de sa seule gloire. Effectivement, la trajectoire de César se colore de dandysme si l’on veut bien accorder quelque crédit à l’hypothèse selon laquelle l’homme aurait décidé d’une guerre à la seule fin d’en faire un livre. Car la guerre en question aurait pu être tout autre. Tout l’appelait à tenter l’aventure militaire sur le Danube, contre les Daces, ou sur le Rhin, contre les Suèves. Il choisit la Gaule. Et ce choix s’avérait motivé par l’important coefficient de mystère, d’exotisme, de légende que ces territoires recelaient. Puisqu’il s’agissait de rééquilibrer le dessin du monde romain, de regagner une symétrie que les imposantes conquêtes de la méditerranée orientale et méridionale avaient faussé, tout pouvait être tenté en Europe centrale et occidentale. Aussi César choisit-il le conflit qui promettait le mieux en termes de récit. Les mœurs barbares, les sacrifices humains, la religion des druides, la grande réputation guerrière des Celtes, la géographie inconnue, autant d’ingrédients qui laissaient espérer une aventure riche en couleurs, pleine de reliefs et de coups de théâtres, émaillée d’images pittoresques, d’aperçus exotiques. Rien, nulle part ailleurs, n’offrait autant d’atouts, sinon à une guerre, du moins à un récit de guerre. César aura fait un pari militaire périlleux motivé par son seul projet littéraire. En cela, assurément, et en cela simplement, César aura été un historien dandy.

Il faudrait, ici, que je vous prie de m’excuser pour ce trop long détour par les guerres romaines. Ce serait bien naturel. Mais l’imaginaire a ceci de beau qu’il se montre parfois plus rapide que l’intelligence ou que la peur du ridicule. Et puis, je ne suis pas loin de penser que Clémence Périgon propose une trajectoire de cette même nature, entre le pari de l’héroïsme et le dandysme des lettres. Ce qu’elle traque au cours de ses planques, de ses aguets de « snipeuse » contemplative, ce pourrait être les variations doucement changeantes d’une envie littéraire. Clémence Périgon écrit, de même qu’elle dessine et filme. Et aucune de ces activités ne semble être un moment annexe, une niche plus timide ou moins privilégiée que les autres. Tout se trame simultanément et l’intuition de l’écrit se décèle dans les postures hiéroglyphiques de ce corps apposé telle une lettrine sur une toile de paysage. C’est bien d’une guerre dont il s’agit. D’une planque qui a tout de l’abandon et qui s’avère l’inverse, c’est-à-dire une recherche tout en nerfs, en énergie féroce, sauvage et magnétique, de l’inspiration. Ou de ce que l’on peut nommer aujourd’hui, sans sombrer dans le ridicule, « inspiration », à savoir un ensemble de stimuli physiologiques accordés en flux et maintenus sur une durée nécessaire et suffisante.

 

« J’écris le mince filet d’huile qui me vient à l’esprit. Vous imaginez la maigreur des suppositions que cela laisse entendre, pourquoi ? s’électrocuter n’est pas sans reste.
La belle ardoise, toutes les idées déconfites vont vers vous et vous recouvrent en un si beau geste d’amour que la civilité n’existe plus. »

 

« Elle était une île flottante et une perte d’avance. Elle reculait en le regardant et ce n’était pas tendre. Sa coque en bois et son air en plume recouvraient sa personne tandis qu’elle ne s’apercevait de rien, l’autre souriait. Elle était un rire flottant dans le noir. »

 

« Pendu à son coup sur sa tête il avançait sur ses lèvres et se suspendait à soi faisait des souhaits et lui demandait d’exister à côté. Est-ce vrai ? Mettez des fers à vos pieds et lancez des fées droit devant vous, c’est à côté d’elle. »

 

Des phrases effilées, dont le laconisme est la marque. Des fables de quelques lignes qui se montrent peureuses d’une graisse narrative, stylistique ou psychologique. Une écriture « dandy » assurément de même que l’on repère chez César l’attrait pour le littéraire et, simultanément, la conscience que cet attrait pourrait être gâté à trop être forcé. D’où, dans l’univers de Clémence Périgon, un ensemble de motifs constitutifs que l’on retrouve dans les dessins, les textes et les performances. Ces motifs, si l’on désirait en donner une idée approchante, ressembleraient à des muscles affûtés, surchauffés, surmenés par l’effort de leur propre disparition. Des sortes de machines auto dévorantes. Les dessins étant particulièrement « parlants » à ce titre. Ils sont travaillés de l’intérieur par ce souci de ne pas trop se faire voir, de se faire oublier. Et l’on constate clairement dans ces tracés qui aspirent à la discrétion, à quel point la disparition n’est pas un abandon, un simple relâchement, mais nécessite un effort inouï et continu. Les personnages efflanqués de ces dessins ont épuisé toute leur chair dans ce projet physique de s’abstraire d’eux-mêmes. Ils donnent une information précise, à peine codée, sur l’univers artistique dont ils sont issus. Ils en sont comme les représentants, à la fois témoins directs et métaphores entrevues par réverbération. Ils témoignent d’une dureté, d’une acidité, d’une vigueur d’agacement, d’un énervement, et puis d’autres opérations psychiques et musculaires qui auraient en commun, paradoxalement, la crispation et la retenue.

 

Tout cela, qui est le gage d’une œuvre puissamment servie par l’instinct comme par l’intelligence, a ceci qui bouleverse que ce « peu » survolté, cette inaction hyper sismique, cette absence fébrile avaient, dans un premier temps, été joués, interprétés aux lisières du burlesque avant de s’en éloigner peu à peu. Je ne parle pas d’amélioration. Encore moins de maturation. Simplement de la recherche d’une distance, d’une focale qui deviendrait l’amie fidèle. Et c’est  dans ce mouvement même, dans ce reflux, avec ce « perdant », qui est l’un des noms de la marée descendante, que se manifeste l’impeccable ordonnancement de cette œuvre, et que peut s’observer l’incroyable et passionnante chronologie d’une obsession.

 

 

Jean-Yves Jouannais,

Texte publié dans la revue Semaine 13.07,

à l’occasion de l’exposition ah ! ah !, Galerie du Dourven, Trédrez Locquémeau, 2007



[1] Maréchal A. I. Eremenko, Stalingrad, notes du Commandant en chef, Traduit du russe par Serge Maximov, Éditions Plon, Paris, 1963, p. 310.

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